SUR LA PHOTO
Rien a commencé avec la photo de classe de CE1.
Cette année-là, je n’étais pas sur la photo.
Comme les autres, j’avais mis mes habits du lundi, j’étais resté bien immobile, le sourire pétrifié, quand le photographe a dit :
« Ne bougez plus ! »
Mais cette année-là, je n’étais pas sur la photo.
On pouvait voir l’instituteur et tous mes camarades bien tassés et sans faux cols ; et comme un vide, un hiatus, entre Jean-Yves Sauban
et Gérard le Doudic…
Et l’année suivante, et chaque année, je n’étais pas sur la photo.
Sur la photo des vacances, il y avait bien la mer, les enfants, les seaux, les pelles, les bikinis – il ne manquait pas un grain de sable,
pas un estivant ; il y avait ma serviette de plage.
Mais je n’étais pas sur la photo.
« Moi, je te vois mon fils, je ne vois que toi ! Tu es très photogénique ! », disait ma mère, comme pour me consoler.
Mais la veille encore, elle m’avait cherché dans la foule, tandis que je lui donnais la main.
Le père ne disait rien : lui, il ne m’avait jamais reconnu.
Les filles, non plus, ne me remarquaient pas : « C’est qu’elles ne te voient pas, mon fils ! »…
Enfin, comme chacun sa chacune, j’ai trouvé ma lacune.
Des témoins m’auraient vu à notre mariage.
De la mairie à l’église, le photographe avait bien fait les choses.
Mais je n’étais pas sur la photo…
Pour mes trente ans, à l’hôpital,
le radiologue aussi avait bien fait les choses
(j’avais fait une chute à cause d’un trottoir qui ne m’avait pas vu).
Mais je n’étais pas sur la radio…
Et puis les gens se sont mis à me bousculer dans la rue,
à m’écraser dans les ascenseurs, à me piétiner dans les files d’attente…
Les commerçants oubliaient de me servir ;
sur mon passage, les portes automatiques se fermaient,
les panneaux publicitaires se détournaient…
Alors, je me suis résigné ;
je me suis effacé.
J’ai laissé les autres exister de tout leur poids,
mettre leurs coudes sur ma table,
leurs pieds sur ma chaise,
leurs affaires dans la chambre.
Les ai laissés prendre toute la place sur la photo.