La femme qui attendait
Je m’baladais sur l’avenue Le cœur ouvert à l’inconnu…*
Introduction
À dix-huit ans, rongé par une terrible affection, la poésie, l’auteur monte à Paris sur le pouce pour consulter les meilleurs spécialistes.
Débarquant dans la capitale en fin de journée, sans un sou en poche, il décide d’aller prendre l’air sur les Champs-Élysées, l’air riche, le bon air des Champs.
Récit : le rat des Champs
Je flâne, je musarde, je déambule, je descends, je monte l’Avenue : je vais à travers Champs.
Je prends un bain de foule, bien chaud, je participe à la parade, je fréquente le beau monde.
Avant la nuit, le froid, la solitude, je profite, je savoure.
Je goûte au Paradis, un Paradis qui n’est pas le mien. Moi, l’intrus, le voyageur sans usages, l’usurpateur, le clochard champêtre.
Mais bientôt la nuit, le froid me saisissent et me forcent à battre en retraite, à trouver refuge dans un terrier.
Ils appellent ça une bouche de métro, une bouche qui tantôt avale, tantôt vomit des morceaux de foule. Je ne m’enfonce pas dans le terrier, il y a comme des barrières et pour aller plus loin, pour voir, il faut payer.
Il fait bon, on sent comme une douce chaleur, une chaleur presque humaine : on est bien. Je décide de passer les dernières heures avant le coucher dans ce nid douillet.
Je pose mon bagage, je m’installe : je fais mon trou. Pour me distraire, je vais regarder passer les voyageurs.
Je remarque vite une jeune femme nerveuse, agacée, qui fait les cent pas. Elle marche d’impatience, elle aussi reste en deçà des barrières.
Bientôt elle fatigue, elle ralentit… C’est le moment que je choisis pour faire le premier pas : je l’aborde et lui propose de la relayer : cinquante pas chacun.
J’avais envie de dire bonjour à n’importe qui N’importe qui, et ce fut toi Je t’ai dit n’importe quoi Il suffisait de te parler Pour t’apprivoiser*
Elle s’apaise, elle sourit. Nous marchons de concert. Peu à peu, pas à pas, je l’apprivoise.
Elle parle d’amour, d’une histoire qui commence mal. Elle attend quelqu’un… Il ne vient pas. Elle est lasse d’attendre… Un rendez-vous manqué ? Un lapin dans ce terrier ?
Je la réconforte, la rassure, l’incite à patienter encore – pourtant, comme j’aimerais substituer à ce rendez-vous manqué une rencontre impromptue qui finirait bien.
Pas à pas, mot à mot, nous nous découvrons, nous nous rapprochons, nous nous comprenons : nous étions faits pour marcher ensemble.
Brusquement, ma belle impatiente interrompt notre déambulation et décide : « Assez attendu ! Allons prendre un verre au café là-haut ! »
Elle abandonne l’homme qu’elle attend pour celui qu’elle attendait.
Puis un jour il y a l’homme qu’on attendait * *
Côte à côte, nous nous dirigeons vers l’escalier.
En escaladant les premières marches je me plais à imaginer la suite (le meilleur moment, c’est toujours l’escalier !), telle Perrette et le pot au lait :
Douillettement installés dans un petit recoin du café, en tête à tête, tranquilles, nous tournons autour d’un verre, d’un autre… Nous badinons, nous escarmouchons…
Bientôt, informée de la précarité de ma situation, elle m’offre le gîte et le couvert. En tout bien tout honneur !
Mais la nuit prochaine, la porte de sa chambre restera entrouverte. Et tantôt, elle m’emmènera consulter l’un de ces éminents spécialistes qui soignent les poètes, qui les remettent sur pied…
Paris réussi !
Des limbes au Paradis il n’y a que quelques marches, nous distinguons à présent les enseignes lumineuses des magasins. Enfin j’aperçois l’entrée du café, la porte du Paradis. Plus que trois marches !
Brusquement, ma « nouvelle compagne » s’est figée. Là, sur le plancher des passants, devant le café, s’apprêtant à descendre dans le métro, un usager, lui aussi, s’est figé.
L’air penaud, il semble demander pardon à la terre entière, mais surtout à cette femme, trois marches sous terre, qui ne sait plus si elle doit continuer à monter ou redescendre… refaire les cent pas avec l’inconnu, s’enfoncer avec lui, disparaître dans le tunnel…
Finalement, sagement, raisonnablement, elle renonce à l’aventure, elle capitule, elle se rend à son « Rendez-vous ! », elle gravit les dernières marches.
« Vraiment désolée… », me dit-elle. « Ce n’est rien… », murmuré-je, vouvoyant celle que tantôt je tutoyais.
Et je l’ai vue, toute petite, partir vitement vers mon oubli. ***
J’aurais bien écrit à Monsieur le Maire de Paris pour lui demander de bien vouloir raccourcir de trois marches les escaliers du métro, mais cela ne m’aurait pas rendu ma dulcinée…
Je suis resté longtemps dans cet escalier, aux marches du café, entre chaud et froid, entre la vie et la mort.
« Aux marches du café, y’a un tant triste gars, lon la ! »
Puis je me suis engouffré, seul, dans la nuict froide et sombre.****
Je n’ai jamais revu le jour.
Paris perdu.
Abel Castel
Le 10 06 2025
* « Les Champs-Élysées » (Delanoë, Deighan)
** D’après « La Fleur aux dents » (Dassin, Lemesle)
*** D’après « Le Parapluie » (Brassens)
**** « La Nuict froide et sombre » (Du Bellay, Lassus)