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FEU STOP

Sketch en dialogue

Deux quidams : A. et B.

A. – Vous voyez le feu rouge ? J’habite à côté.

B. – Et quand il est vert ?

A. – Je passe…

B. – Vous passez ?…

A. – Je n’attends pas qu’on me klaxonne.

B. – Vous passez où ?

A. – Dans la pièce à côté qui donne sur l’autre rue où le feu est rouge.

B. – Et quand il repasse au vert.

A. – Je repasse au rouge. Et ainsi de suite…

B. – Ça fait beaucoup de circulation !

A. – Ne m’en parlez pas, de toute façon, je ne vais pas faire long feu ici.

B. – Il n’y a rien qui vous retienne ?

A. – Rien, à part le feu.

B. – Vous partez quand ?

A. – Cette nuit, en profitant de l’orange clignotant. Je prendrai le passage secret, en pointillés…

B. – Et où irez-vous ?

A. – Me mettre au vert…

Et vous, où habitez-vous ?

B. – Vous voyez la place ? (Il tend un bras.)

A. – La place du café ? (Il tend un autre bras.)

B. – Quel café ?

A. – Le café de la place !

B. – Non, vous n’êtes pas à la bonne place : prenez ma place ! (Ils changent de place.) Là, vous la voyez, la place ? (Il tend le même bras.)

A. – La place de la Liberté ? (Il tend le même autre bras.)

B. – Non, une place occupée.

A. – Il y en a beaucoup !

B. – Par des voitures… qui tournent…

A. – La place du Carrousel ?

B (haussant les épaules). – Qui tournent et retournent pour chercher…

A. – Pour chercher une place ?

B. – Pour chercher une rue !… (Silence exaspéré.)

A. – Et pourquoi ils la cherchent, la rue, pour la descendre ?…

B (« rehaussant » les épaules). – Parce qu’elle n’est pas à sa place.

A. – Elle est partie sans laisser d’adresse ?

B. – Non, on l’a déplacée.

A. – Comment le savez-vous, qu’on l’a déplacée ?

B. – Je suis bien placé pour le savoir.

A. – Et qui l’a déplacée ?

B. – La fourrière.

A. – Et pourquoi ?

B. – Parce qu’elle était toujours à la même place…

Donc, arrivé sur place, vous prenez la… (Il compte.) huitième à droite.

A. – Comment prendre la huitième rue ? Il n’y en a que quatre !

B. – En faisant deux fois le tour de la place. (A fait deux tours sur lui-même.) Vous prenez ensuite la deuxième à gauche (A se dirige sur sa gauche.), jusqu’à l’intersection, stop ! (B siffle, A s’immobilise.)

A. – Stop ?

B. – Vous n’avez pas vu le stop ? Vous l’avez bien marqué pourtant. J’habite à côté.

A. – Vous au stop, moi au feu rouge, nous sommes tous les deux aux arrêts…

B. – Et moi aussi, je vais m’évader, je ne vais pas faire long stop ici.

A. – À votre place, je resterais à ma place. (Ils s’observent un instant, puis de nouveau, ils changent de place. A se tient coi. B l’interroge du regard.) Un stop, après tout, c’est reposant, ce n’est pas versatile comme un feu. Et vous ne savez pas dans quel panneau vous allez tomber : un virage dangereux, une chaussée glissante, une chute de pierre, un dos d’âne, une poitrine de…

B. – Là, je vous arrête ! Il y a toujours un allumé pour brûler le stop.

A. – Et alors ?

B. – Ça attire la police…

A. – Qui arrête celui qui ne s’est pas arrêté.

B. – … Et les pompiers.

A. – Les pompiers ?

B. – Attirés par l’odeur de brûlé et le signal de fumée !

A. – Vous voulez dire la fumée du signal ?

B. – Ou les triangles de fumée, si vous préférez.

A. – Alors ils viennent pour éteindre le stop !

B. – C’est ça, et en chemin, ils en profitent pour éteindre les feux, à chaque carrefour…

A. – Les feux ?

B. – Les feux qu’ils brûlent pour arriver plus vite… comme ils brûlent les priorités ; et tout ce qui a le malheur de se trouver sur leur route… J’en ai plus qu’assez de tout ce trafic ! Je quitte le stop et qu’il n’essaie pas de me retenir !

A. – Pour aller où ?

B. – Pour m’engager.

A. – Dans la police, les pompiers, la légion ?

B. – M’engager dans l’avenue.

A. – L’avenue de la Grande Armée ?

B. – Non !

A. – L’avenue du 43e régiment… ?

B. – Non !

A. – L’avenue du Messie ?…

B. – C’est une impasse ! M’engager dans la grande avenue sans feux, sans stop, sans céder le passage – sans rien céder !! L’avenue de la Liberté !

A. – Sans ralentisseurs, sans chicaneurs, sans bâtons dans les roues…

B. – Qui mène à la Route Principale, sans embuscade, sans chasseurs de primes, sans flics de grands chemins…

A. – La Voie Royale !…

B. – Et j’irai loin, bien loin, comme un véhicule prioritaire…

A. – Comme un gros camion rouge !…

B. – Jusqu’au péage où l’on me dira : « Stop ! ».

A. – Stop !! (Il se fige au garde-à-vous.)

B. – Mais cette fois, je ne m’arrêterai pas ! (S’éloignant.) Je n’obtempèrerai pas !… Je briserai la barrière, couperai à travers routes. N’entendrai pas les sommations…

A (seul). – C’est alors – pour lui (Ouvrant lentement les bras.), qu’ils ouvriront le feu !

 

 

Abel Castel

Septembre 2014