LETTRE DE CANDIDATURE
Sketch en dialogue
Une agence de Pôle emploi.
Un conseiller(P).
Une demandeuse d’emploi (la lettre Â/A).
Elle prolixe, lui laconique.
 (retirant son chapeau). – Bonjour, je me présente, je suis la lettre A.
P. – Je vois bien : je sais lire. (Il tape sur le clavier de son ordinateur.)
A. – J’ai un nom à passer devant : c’est bien pratique… Voulez-vous que je vous l’épelle ? A comme Amitié, comme Amour…
P. – Merci, je crois que ça ira !… (Il semble s’appliquer.)
A (regardant l’écran et corrigeant). – Avec un chapeau sur le A ! (Mettant son couvre-chef.) Comme le vôtre, Pôle !
P. – Si ça peut vous faire plaisir…
Â. – À ma naissance, quand maman a vu que j’avais un drôle d’accent, elle a demandé : « C’est grave docteur ? » Il a répondu : « Non, c’est circonflexe ! »
P (agacé). – Adresse ?
Â. – C’est un peu comme l’accent qu’on attrape en naissant du côté de Marseille : l’accent du midi (Avé l’accent). Sauf qu’à midi – s’il faut mettre les points sur les I –, il n’y a pas d’accent…
P (interloqué). – Adresse ? ?
Â. – 1, rue de l’Alphabet… C’est une boîte à lettres bien située et très spacieuse : on reçoit plein d’autres lettres et aussi des cartes postales qui ont toujours mille choses à nous raconter…
P (coupant court). – Formation ?
Â. – Quand j’étais petite, comme on n’était pas riches, on habitait dans une enveloppe toute simple, même pas matelassée, si bien qu’on entendait tout chez les voisins ; mais avec une grande fenêtre !
P. – Formation !
Â. – J’ai fait des études de lettres… (Elle reprend le cours de son récit, elle le fera régulièrement après chaque réponse.) L’été, avec les économies, on s’achetait un joli timbre pour partir en voyage.
P. – Quelles lettres ?
Â. – A B C : les rudiments… Mes parents n’avaient pas assez d’argent pour me payer de longues études.
P. – Emploi ?
Â. – J’ai travaillé chez un médecin… Des parents merveilleux : deux lettres majuscules !
P. – Un docteur ès lettres ?
Â. – Non, un ophtalmologiste… Et puis un jour, maman est restée lettre morte.
P. – Comme secrétaire médicale ?
Â. – Non, comme modèle… On m’a simplement demandé d’ôter mon chapeau… (Â ôte son chapeau. Silence mélancolique.)
P. – Modèle ?
A. – Ce n’était pas bien difficile, il suffisait d’aller au tableau et de rester bien immobile quand les gens nous observaient….
P. – Modèle ophtalmologique ?… (Il cherche sur son ordinateur.)
A. – Bien sûr, c’était fatigant, à la longue, de prendre la pose ; mais de temps en temps, on avait le droit de prendre une pause.
P. – Modèle médical ??… (Il cherche toujours, fébrilement.)
A. – Parfois, pour s’amuser, on faisait exprès de bouger afin que les gens voient flou… Ils en étaient quittes pour une bonne correction. Qu’est-ce qu’on a pu se faire mal voir !
P. – Auxiliaire médical !… (Il valide enfin. Profond soulagement.)
A. – C’est là que j’ai rencontré X, mon voisin de tableau. Ce n’était pas n’importe qui : il préparait Polytechnique… « Ma petite lettre d’amour », il m’appelait. Il est devenu mon mari.
P. – Des enfants ?
A. – Oui, trois voyelles : un I et deux E. (En faisant bien les liaisons.)
P. – Pas de consonne ?
A. – Si, hélas : un K… et un r, un petit r triste.
P. – Nés sous X ?
A. – Conçus, sous X.
P. – Des lettres de références ?
A (marquant une hésitation). – Alors, le R, le É – l’un de mes préférés –, le F…
P. – De vos employeurs !
A. –Vous m’outragez ! Je n’ai pas besoin de références ! Je suis une lettre recommandée, moi ! Moi, j’ai donné à ma profession sa lettre de noblesse !
P. – Alors pourquoi avoir quitté votre emploi ?
A (sur le ton de la confidence). – Figurez-vous que j’avais tapé dans l’œil de mon employeur. Il n’arrêtait pas de me lorgner, de contempler « les plus belles jambes de tout l’alphabet ! ». Il m’a même changée d’échelon.
P. – D’échelon ?
A. – Sur l’échelle de Monoyer, l’inventeur du test oculaire – pour que je lui apparaisse en gros caractère : caractère de cochon ! Et mon mari, lui, il l’a rétrogradé : il ne faisait plus que de la figuration dans un tout petit texte…
P. – Un texte en bas de page. (Approuvant.)
A. – Alors, un jour, on a décidé de s’éclipser… Au beau milieu d’une consultation, le patient s’est écrié : « Docteur, il y a une lettre qui m’échappe ! une autre !… » Bientôt, par solidarité, toutes les lettres ont enjambé la clôture (P est dubitatif.) – la clôture des inscriptions – et quitté le champ visuel … jusqu’aux lettres d’ophtalmologiste, sur la plaque, qui se sont égaillées.
P. – Ça en a fait, des lettres de démission !
A. – Et des chômeurs : allez donc retrouver un emploi quand vous vous appelez W, Y ou Z !…
P. – Et l’ophtalmologiste, qu’est-il devenu ?
A. – Je l’ai perdu de vue… Je sais seulement qu’il a repris des lettres…
P. – Comme au scrabble.
A. – Mais il en a perdu définitivement sept dans cette histoire : les sept dernières de son nom. C’est tout juste un ophtalmo !…
P. – X, votre époux (Prononcer « épouxe ».), a retrouvé un emploi ?
A. – X n’est plus mon époux (Prononcer « épouxe ».) : c’est mon ex.
P. – Ah !
A. – J’ai fait une croix dessus.
P. – Depuis quand ?
A. – Depuis qu’il a mal tourné.
P. – Mal tourné ?… Vous voulez dire… (Sur le ton de la confidence.) dans un film X ?
A (haussant les épaules). – Son nom a été cité dans une histoire louche… une histoire de bijoux, de cailloux… Il y a même eu des plaintes…
P. – Des plaintes contre X. (Approuvant.)
A. – Je ne reconnaissais plus le compagnon raffiné, l’amoureux des belles lettres… X était devenu un inconnu pour moi. J’ai décidé de le quitter : je lui ai envoyé cinq lettres de rupture.
P. – Cinq lettres ?
A. – Un M suivi de…
P. – De quatre autres lettres.
A. – De mon côté, j’ai eu une liaison malencontreuse avec un S. Ça a fait un de ces pataquès !
P. – Comment l’a-t-il appris ?
A. – Une lettre anonyme qui l’a affranchi… (Nouvelle double conversation, mais inversée.) Vous pensez avoir quelque chose pour moi ?
(Fin de l’extrait naturel d’humour)
(Pages 1-4/6)
Abel Castel
Juin 2015, février 2016