LES DAMES DU TEMPS JADIS
« Quand je pense à Thérèse »
Thérèse était la meilleure amie de ma mère.
Thérèse ne riait jamais : c’était une « vieille fille ». Elle ne riait pas, mais elle souriait, magnifiquement : le sourire d’une femme encore belle.
Thérèse était notre bonne fée qui ne nous visitait jamais sans apporter à profusion de succulentes pâtisseries. C’était un peu notre tante gâteau ! Cette bonne fée sucreuse, aujourd’hui, en ces temps raisonnables – exemplaires comme un châtiment, serait une empoisonneuse…
Thérèse téléphonait régulièrement à ma mère, mais ce jour-là, pour la première fois, comme alerté, j’ai demandé à prendre l’écouteur.
Thérèse évoquait une douleur au ventre qui l’avait amenée à consulter. On allait l’opérer et ce ne serait plus qu’un mauvais souvenir. Après avoir raccroché, ma mère, qui avait été infirmière (son « occupation » à elle, sous l’occupation), me confia, plus résignée qu’accablée : « C’est fini ! »
Quelques jours plus tard, nous rendions visite à Thérèse à l’hôpital. Bien qu’assise, elle semblait bien se porter, les médecins l’avaient rassurée et convaincue.
Rien d’alarmant donc : c’était un peu comme si on l’avait surprise, elle qui ne s’attardait jamais dans son lit, à faire la grasse matinée.
À un détour de la conversation, Thérèse nous annonça : « J’ai décidé de faire un don important pour le cancer. »
Elle me gâtait ! Pour une fois que mon signe astrologique me portait bonheur !
J’étais bouleversé par tant de générosité ! Cette femme seule, cette femme qui n’avait pas eu d’enfant, faisait de son neveu d’adoption son héritier.
J’allais la remercier chaleureusement quand elle précisa : « Un don pour la recherche… » La recherche ! Mais c’était parfaitement inutile ! La recherche : un coup de seringue dans l’eau !…
On l’avait trouvé, le cancer, il était là et bien là ! Il s’agissait maintenant de le déloger ! Décidément, je n’aimais pas les chercheurs, ces fouille-sang, ces cherche-petit.
Une armée de curieux, de fouineurs, dotés de moyens colossaux qui passent leur vie à chercher la petite bête… La minuscule, la malheureuse petite bête, seule contre tous, avec ses misérables petites pinces, son illusoire carapace.
Ces bonimenteurs l’avaient embobinée, ma Thérèse.
Financer la recherche contre le cancer, pour ma pauvre tante métastasée jusqu’à l’os, c’était donner dans la facilité. Les causes justes, pourtant, il y en avait à ne plus savoir où donner :
Adoptez une maladie orpheline Soutenez la société consolatrice des cafards Donnez votre cœur aux Restos du cœur N’oubliez pas l’ouvreuse Aidez la ligue contre le football Donnez aux Alzheimer : ils ne vous oublieront pas… Et pourquoi pas, Ayez une petite attention pour votre « neveu » …
J’ai revu Thérèse une semaine plus tard. Elle avait bien changé. Elle avait bien mal changé. Le bon air de l’hôpital ne lui avait pas réussi.
Elle n’avait toujours pas de voisine, cependant il me sembla que quelqu’un rôdait dans la chambre.
L’opération avait tourné court. Le chirurgien avait ouvert, et aussitôt refermé, comme quand on se trompe de porte : « Oh ! Désolé ! excusez-moi, Madame ! »
Puis il était parti ouvrir d’autres portes.
Le crustacé s’incrustait. Il lui rendait la vie impossible…
Comme un ultime service, un service funèbre, Thérèse, toujours coquette, a demandé à ma mère de lui acheter sa robe du dernier soir.
Elle serait la plus belle, Thérèse, pour le bal des défs…
Les emplettes funèbres, il faudra bien que j’y pense un jour, moi aussi… Que je n’oublie pas de réserver mon lit de mort.
Pour ma dernière apparition, mon lit de toutes les nuits ne fera pas l’affaire. Le dernier meuble avant le cercueil, on ne le trouve pas en magasin…
Des lits de morts, il y en a ici, à l’hôpital, des lits de morts et d’agonisants, à tous les étages, et tristes à mourir ; et qui se ressemblent tous comme deux gouttes d’une perfusion…
On voudrait bien avoir le choix…
Thérèse a tourné vers moi sa tête enfouie dans l’oreiller et a esquissé un ultime sourire avant que je ne referme la porte de la chambre.
Ce sourire est à jamais resté coincé dans l’encadrement de la porte.
Thérèse, je suis au regret de vous dire que je vous regrette.
Je vous ai, tante, aimée.
Abel Castel
17 08 2025
« Je ne puis contempler un sourire sans y lire : Regarde-moi ! c’est pour la dernière fois. » (E. Cioran, Syllogismes de l’amertume)