Moi, mes amours d’antan…
Le poète et la sans-papier
Du haut de mes 18 ans, je venais de décrocher le baccalauréat. (Il était encore assez bien accroché.)
Afin de me faire un peu d’argent de poche, je décidai de descendre dans le Sud-Ouest (« So far away from maman*. ») pour castrer le maïs : un travail saisonnier, un job d’été, comme ils disaient… (J’ai compris plus tard que ce qu’on appelait un job était en fait un travail de pauvre.)
Dans ce champ de l’arrivée où nous avions planté nos tentes, à attendre les recruteurs, nous étions deux cents castreurs, deux cents frères deux cents.
Perdu dans la luzerne et dans mes pensées, je ne remarquai pas tout de suite la jeune fille, la frêle oiselle qui vint se poser tout près de moi. Le champ faisait bien deux hectares, et elle venait partager mon m² d’intimité.
Une créature du beau sexe supportant mon voisinage, je n’avais connu ce bonheur ineffable qu’une fois dans ma vie.
Comme chacun sait, dans le métro, dans l’autobus, les dames raisonnables, les dames de bonne compagnie, les usagées préfèrent rester debout plutôt que de s’asseoir à côté d’un homme : règle élémentaire de la bienséance. Mais ce jour-là, ce jour béni, une écervelée bien lasse, accablée de provisions, avait pris ce risque insensé. Ainsi, quatorze stations durant, j’avais côtoyé la Femme !
Ma voisine de champ serait-elle plus persistante encore, moins transitoire que la passagère de l’autobus ?
C’était une jeune fille sans fioriture, du style baba cool. Pas vraiment la dulcinée que j’appelais de tous mes vœux : une fille des champs aux souliers crottés, mais dissimulant peut-être les pieds d’une reine.
L’oiselle ne disait mot : elle restait là, posée, comme l’oiseau sur la branche. Je n’osais pas parler, je n’osais pas bouger et respirais à peine, de peur de la voir s’envoler.
Je pensais à ces soirs bleu d’été, à ces vers de Rimbaud qui me revenaient par bouffées :
Je ne parlerai pas, je ne penserai rien : Mais l’amour infini me montera dans l’âme, Et j’irai loin, bien loin, comme un bohémien, Par la Nature, – heureux comme avec une femme.
Je m’imaginais déjà faisant à l’oiseau tombé du ciel – tombé dans mon nid ! – les honneurs de ma minuscule tente : « Surtout, ne faites pas attention au désordre !… »
Au risque de rompre le charme, mais présumant que la jouvencelle attendait peut-être désespérément que je fasse Le Premier pas**, je m’apprêtais à lui trousser un fort joli compliment, à lui conter délicatement fleurette… quand soudain, ex abrupto, elle me lâcha précipitamment ces quelques mots trop longtemps contenus : « T’aurais pas du pécule ? »
On m’avait bien dit:
Quand vous en serez au temps des cerises, Si vous avez peur des chagrins d’amour, Évitez les belles !
Je savais la femme inconstante, je la découvrais vénale ! Ainsi cette drôle d’oiselle en voulait à mon maigre pécule. Elle avait pris un jeune coq déplumé pour la poule aux œufs d’or !
Mais que faisait cette hétaïre dans ce cadre bucolique ? Indubitablement, cette fille perdue s’était égarée…
Face à mon incompréhension, à ma légitime indignation, la courtisane agacée crut bon d’insister : « du P. Q., du papier-cul ! »
Grossière méprise ! Mon interlocutrice n’était pas vénale, mais simplement pressée.
Poète vos papiers ! J’étais sollicité par une créature au bout du rouleau qui voyait en moi sa dernière chance de salut… Elle m’avait choisi parmi deux cents castreurs : j’étais l’élu de son cœur, son Lotus rose. Je pouvais être fier !
Mais l’élu n’était pas heureux… Comment se réjouir, comment s’enorgueillir d’avoir la tête d’un tel emploi ? La tête du chef du rayon « prêt à torcher » des Galeries La Balayette…
Dénouement
Je n’ai pas pu satisfaire la « caca cool ». Je l’ai laissée avec son envie, partir prestement vers mon oubli.
On a les dames du temps jadis qu’on peut !
Abel Castel
* Le Peyrac était à la mode
** Et le Schoenberg (Claude-Michel, pas Arnold) aussi